Extrait de l'interview de Luc de Brabandere pour le livre 'L'IA au service du marketing'
En achetant le livre 'L'IA au service du marketing', vous aurez accès à des ressources complémentaires, dont l'interview complète de Luc de Brabandere. Voici un extrait pour vous donner un avant-goût.
Centaure de la philosophie en entreprise ?
Luc de Brabandere : L'image du 'centaure' illustre parfaitement mon parcours professionnel singulier. Trois vies distinctes – ingénieur, banquier, puis consultant – m'ont façonné. Il y a deux décennies, le concept de 'philosophe en entreprise' n'existait pas sur Google, je l'ai donc créé en devenant un pionnier dans ce domaine inexploré.
Je me suis détaché des seuls chiffres et calculs pour me plonger dans l'univers de la réflexion philosophique dans le monde des affaires. Ma mission ? Stimuler la pensée critique, encourager la créativité, au-delà des données pures et dures.
Je me compare souvent à une tablette électronique – un hybride, ni complètement téléphone, ni totalement ordinateur, mais un mélange des deux. Cette fusion crée une nouvelle catégorie, et c'est ainsi que je me définis en tant que 'centaure'.
Lors d'un TED talk, j'ai abordé le sujet des étiquettes qu'on m'a attribuées tout au long de ma carrière. Ingénieur, mais pas tout à fait. Banquier, mais non conventionnel. Écrivain, sans être journaliste. Consultant au BCG, mais hors norme. En me déclarant philosophe d'entreprise, tout a changé. Je suis enfin reconnu pour ce que je suis réellement, un véritable centaure.
ChatGPT, première rencontre ?
Luc de Brabandere : Mon parcours en informatique, débuté il y a cinquante ans, m'a permis de vivre de multiples révolutions : les premiers PC, tableurs, moteurs de recherche... Chaque innovation m'a impacté, mais rien de comparable à ce que je ressens avec ChatGPT. Cette technologie représente un saut qualitatif exceptionnel, un CHOC sans égal dans mon expérience.
Le choc, c’est la qualité de l’écriture, c’est un progrès incroyable mais chatgpt n’écrit pas, il calcule. ChatGPT considère ainsi un texte comme une suite de mots, et chacune de ses “phrases” est traitée comme étant une des possibilités parmi toutes les combinaisons du vocabulaire imaginables. Le rôle premier de ChatGPT est de prédire le mot qui suit, en se basant sur tous les mots qui précèdent. Plus l’échantillon est grand, plus ce calcul des probabilités donne l’illusion du raisonnement.
Un an après, quel bilan ?
Luc de Brabandere : J'ai rédigé 23 articles sur le sujet, abordant notamment son utilisation dans l'enseignement. Ce qui m'étonne le plus, c'est le changement de paradigme qu'il représente : nous avons délaissé la recherche des règles de la pensée humaine, pour nous concentrer sur des modèles statistiques de grande envergure qui imitent la logique humaine. C'est une approche radicalement différente, qui ouvre des perspectives inédites.
ChatGPT n’est pourtant qu’un perroquet studieux qui a la docilité d’un cheval et une mémoire d’éléphant. Il ne perd pas un chiffre binaire de ce que les humains lui laissent comme informations, il est complice de son propre dressage et apprend de toutes ses erreurs. Quand j’entends dire que ChatGPT écrit sans faute, évidemment je sursaute. L’orthographe et la grammaire sont certes respectées, mais ce n’est pas étonnant car ChatGPT n’écrit pas des phrases, ChatGPT les calcule
ChatGPT, simple scripteur ?
Luc de Brabandere : ChatGPT peut rédiger un rapport, résumer un texte, développer un concept. Seul un être humain peut écrire, dans le vrai sens du mot, et créer des concepts.
Écrire, ce n’est pas décrire. ChatGPT peut certainement décrire ce qu’est une locomotive à vapeur, mais quand, dans son livre La Bête Humaine, Emile Zola dépeint une locomotive à vapeur, le lecteur s’en retrouve presque incommodé par la chaleur, le bruit et la fumée. Il a envie d’aller se laver les mains !
Écrire, ce n’est pas transcrire et encore moins retranscrire. Que c’est désagréable de lire le texte d’un discours. Que c’est ennuyeux de lire le procès-verbal d’une réunion, qu’en toute logique on devrait appeler procès-écrit, et auquel on vous demande de… souscrire. “Chat” veut dire discuter. Un WriteGPT est impossible.
Écrire, c’est chercher en permanence le mot juste, le synonyme adéquat, la figure de style percutante.
Écrire, c’est s’impliquer, c’est expliquer, c’est débattre, c’est se battre.
Écrire, c’est exposer et surtout s’exposer. C’est offrir, et aussi souffrir, comme l’expriment admirablement ces alexandrins de Victor Hugo : “Et je n’ignorais pas que la main courroucée qui délivre le mot, délivre la pensée”.
Dans son Discours sur le style, Buffon affirmait déjà “Ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu’ils parlent très bien, écrivent mal”. ChatGPT écrit comme il calcule et, quoiqu’il calcule très bien, écrit tout aussi mal.
Vraiment intelligent ?
Luc de Brabandere : La confusion entre "être intelligent" et "paraître intelligent" nous vient d’Alan Turing, concepteur du test. Pour ce pionnier de l’informatique à qui on peut évidemment pardonner cette assimilation un peu rapide, un ordinateur peut être dit "intelligent" s’il parvient à tromper une personne en se faisant passer pour un être humain.
Les tests dits « d'intelligence » ne donnent que peu d'informations sur les capacités intellectuelles. Ces tests datent d'une époque où l'intelligence était pour l'essentiel réduite à la capacité logico-mathématique de calculer, classer, extrapoler ou déduire. Le QI ne mesure pas l'intelligence car elle est multiple, et une évaluation passerait par une nécessaire mise au pluriel. Il en va des intelligences comme des groupes sanguins : il n'y en a pas de meilleures, mais il y en a qui sont plus fréquentes. Et la question du niveau d'intelligence d'un individu est moins importante que celle de savoir quel est son type d'intelligence.
Heureusement, depuis les années 1980 et des travaux comme ceux du psychologue Howard Gardner, plus personne ne conteste la pluralité des intelligences et la nécessité de les combiner. Meilleure nouvelle encore, les théories des intelligences multiples sont aujourd'hui... multiples ! Même Howard Gardner a dû en ajouter une à sa première liste. Et il n'est bien sûr pas nécessaire de faire un choix entre toutes les catégorisations proposées.
En plus des capacités déductives, mathématiques et logiques, observons, à titre non exhaustif : l'intelligence musicale, qui est sensible aux sons et aux rythmes; l'intelligence corporelle, qui libère le potentiel de toutes les parties du corps; l'intelligence relationnelle ou émotionnelle, qui identifie chez l'autre les sentiments et intentions; l'intelligence visuelle, qui nous permet d'imaginer avant de construire, de déplacer les objets dans l'espace; l'intelligence du langage, qui réfléchit avec les mots. On pourrait en évoquer d'autres, mais le message est déjà suffisamment clair à ce stade. Seule une toute petite partie de ces fonctions est programmable et pourrait être effectuée par une machine. Un ordinateur peut reconnaître un visage, mais il ne peut le trouver beau. Un ordinateur a de la mémoire, mais il ne peut avoir de souvenirs. Il peut produire des images, mais n'a pas d'imagination. Un ordinateur peut apprendre de ses erreurs, mais il ne peut les regretter; il peut comparer des idées, mais il ne peut en avoir.
Ce qu'on appelle « intelligence » n'est pas une faculté unique, mais bien un ensemble de compétences, innées ou acquises, qui nous demande à la fois de savoir et d'ignorer, de s'émouvoir et de se détacher, de questionner et de répondre. Ces compétences sont indissociables d'étonnements, de sensations, d'intuitions, de rires. L'essence de l'intelligence est d'être humaine, et elle ne peut être artificielle. Si elle le devenait, c'est que nous aurions renoncé à utiliser la nôtre. Mais, périodiquement, le sujet revient dans les médias. Il suffit qu'un ordinateur ait battu un être humain dans un jeu, et voilà le vieux mythe revenu sur les tablettes.
L'ordinateur peut nous libérer de nombreuses tâches fastidieuses, mais ne nous rendra pas libres pour autant. Il peut nous aider à prévoir, mais pas à vouloir. Il peut nous aider à trouver une information, mais ne nous dira pas quelle information chercher. Il peut analyser la direction des choses mais ne peut en connaître le sens.